Les conclusions de la mission conduite par Pierre
Lescure constituent des pistes de travail intéressantes. D’abord, parce qu’il a
d’emblée placé sa réflexion au service de l’exception culturelle, dont les
actuelles négociations sur l'accord de libre-échange entre l'Union européenne
et les Etats-Unis montrent bien la fragilité. C’est bien la défense de la
diversité culturelle qui est réaffirmée dans ses principes, à travers les
nouveaux moyens à mettre en œuvre à l’ère numérique. Les propositions de ce
rapport riche et dense sont fondées sur une approche extrêmement réaliste des
pratiques. Loin de l’angélisme de la pédagogie et de la logique stigmatisante
de la répression, cette lucidité donne aux propositions une force inédite sur
ce sujet.
La mission Lescure a essayé le périlleux exercice
d’équilibre proposant de (ré)concilier les droits des créateurs et les droits
des publics, sans pour autant tomber dans l’écueil de l’immobilisme.
L’équilibre est ici dynamique, car le rapport pose un cadre suffisamment souple
pour être évolutif et s’adapter aux mutations technologiques, et donc
réglementaires, à venir. En couvrant l’ensemble des champs du secteur culturel
concernés par la transition numérique, il embrasse intelligemment la diversité
des enjeux relatifs aux nouvelles formes de transmission, d’échange et de
création que sont aussi l’éducation artistique, culturelle et aux médias, le
soutien à la numérisation, les nouvelles formes de création numérique, ou
encore la gestion des droits.
Parmi les nombreuses propositions et réflexions,
quelques-unes méritent d’être soulignées.
La première part du constat que la valeur dans le
champ de l’économie de la culture s’est déplacée de l’amont (les contenus) vers
l’aval (les supports et les tuyaux). Le développement du numérique comme
principal mode de diffusion a, en effet, considérablement augmenté la richesse
de toutes les industries qui interviennent dans la diffusion des contenus, que
ce soient les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), les plateformes vidéo comme
YouTube, les fournisseurs de contenus comme iTunes, mais aussi les fabricants
de supports (tablettes et smartphones). Aujourd’hui, certaines industries de
« tuyaux » contribuent déjà au financement de la création cinématographique
et audiovisuelle (FAI, services de vidéo à la demande), d’autres pas
(plateformes vidéo, fournisseurs de contenus installés à l’étranger). Le
principe proposé par la mission Lescure est d’étendre cette contribution aux fabricants
de matériels, car ils tirent aussi grand bénéfice (certainement le plus
important aujourd’hui) de la circulation des œuvres sur les tablettes ou
smartphones.
La proposition d’instaurer une taxe sur les appareils
connectés est donc plutôt une bonne idée : taxer une partie très faible de
cette richesse peut permettre de soutenir les créateurs (auteurs et artistes) d’une
partie des contenus circulant sur ces supports. De même, l’extension du calcul
de la TST-D (taxe sur les opérateurs téléphoniques) à l’ensemble du chiffre d’affaires
de ces opérateurs va dans le bon sens. Sans proposer un nouveau modèle
économique du numérique encore difficile à dessiner dans un secteur en
constante mutation, cette démarche a le double mérite de poser le principe que toutes
les industries qui génèrent de la richesse et tirent bénéfice de la diffusion
des œuvres doivent contribuer à leur financement ; et surtout de réaffirmer
la nécessaire régulation du marché par la puissance publique. C’est d’ailleurs
là tout l’intérêt des orientations de la mission Lescure : proposer enfin
un cadre vertueux de régulation d’un secteur économique par l’Etat, après des
années perdues à tenter d’adapter maladroitement (et toujours de manière
répressive) la loi aux évolutions des technologies et des usages.
Replacer au cœur de la réflexion la question d’un
financement juste et pérenne de la création, garant de la diversité culturelle,
c’est conduire à cette deuxième avancée majeure suggérée par le rapport Lescure :
la disparition implicite de l’Hadopi, dont les fonctions de régulation de
l’offre numérique pourraient être transférées au CSA (à condition d’envisager
une refonte complète des missions et modalités d’action du CSA). Si cette autorité
n’a pas réellement contribué à faire reculer le téléchargement illégal, son
plus grand échec reste de n’avoir engendré ni recettes affectées à la création,
ni revenus – ou dédommagement en cas de piratage – pour les artistes. Il est donc opportun
d’envisager de supprimer une instance qui coûte 12 millions d’euros par an sans
rapporter un centime, et qui a manqué le principal objectif qui lui était
assigné.
En revanche, la proposition de maintien du principe
de la riposte graduée, même dans une version allégée, interroge. Pourquoi
maintenir un principe de sanction pour le téléchargeur individuel quand on sait
que l’effet dissuasif a joué à la marge et que la fermeture de site comme
Megaupload a eu beaucoup plus d’effet sur les pratiques de téléchargement illégaux
de nos concitoyens que toutes les Hadopi du monde ? En outre, l’amende
proposée, de 1500 à 60 euros, encourue
au stade ultime de la procédure, n’apporterait aucun revenu supplémentaire aux
ayants droit. Il serait donc souhaitable
de concentrer l’action publique sur la lutte contre la contrefaçon lucrative
bien davantage que contre le téléchargement de contenus à usage personnel.
On peut donc regretter que le rapport n’ait pas été
plus audacieux sur toutes les questions liées au partage non marchand d’œuvres
numériques entre individus. Même si la légalisation de ce type d’échanges est
qualifiée « d’intéressante perspective », les arguments habituels de
la non-opérabilité de ce type de dispositif lui sont opposés. Réjouissons-nous cependant
que le rapport conclut sur ce point que « compte tenu de l’évolution des
usages et à l’économie numérique, aucun modèle ne doit être écarté ».
Enfin, la proposition d’assouplir la chronologie
des médias constitue une réponse pertinente aux usages actuels, tout en préservant
l’économie des secteurs du cinéma et de l’audiovisuel. Il faudra certainement
aller plus loin pour repousser la tentation du téléchargement illégal que le
système lui-même, par des délais trop longs, a induite. De la même manière, les
conditions du développement d’une offre légale riche et diversifiée, à moindre
coût et plus facilement accessible – voire gratuite pour certains contenus,
avec le soutien de la puissance publique – doivent être définies plus
précisément. L’Union européenne devrait d’ailleurs être l’horizon dans lequel
il faudra inscrire cette ambition.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire