vendredi 17 mai 2013

Commission Lescure : une nouvelle donne pour les politiques culturelles à l’ère numérique ?



Les conclusions de la mission conduite par Pierre Lescure constituent des pistes de travail intéressantes. D’abord, parce qu’il a d’emblée placé sa réflexion au service de l’exception culturelle, dont les actuelles négociations sur l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et les Etats-Unis montrent bien la fragilité. C’est bien la défense de la diversité culturelle qui est réaffirmée dans ses principes, à travers les nouveaux moyens à mettre en œuvre à l’ère numérique. Les propositions de ce rapport riche et dense sont fondées sur une approche extrêmement réaliste des pratiques. Loin de l’angélisme de la pédagogie et de la logique stigmatisante de la répression, cette lucidité donne aux propositions une force inédite sur ce sujet.

La mission Lescure a essayé le périlleux exercice d’équilibre proposant de (ré)concilier les droits des créateurs et les droits des publics, sans pour autant tomber dans l’écueil de l’immobilisme. L’équilibre est ici dynamique, car le rapport pose un cadre suffisamment souple pour être évolutif et s’adapter aux mutations technologiques, et donc réglementaires, à venir. En couvrant l’ensemble des champs du secteur culturel concernés par la transition numérique, il embrasse intelligemment la diversité des enjeux relatifs aux nouvelles formes de transmission, d’échange et de création que sont aussi l’éducation artistique, culturelle et aux médias, le soutien à la numérisation, les nouvelles formes de création numérique, ou encore la gestion des droits.


Parmi les nombreuses propositions et réflexions, quelques-unes méritent d’être soulignées.

La première part du constat que la valeur dans le champ de l’économie de la culture s’est déplacée de l’amont (les contenus) vers l’aval (les supports et les tuyaux). Le développement du numérique comme principal mode de diffusion a, en effet, considérablement augmenté la richesse de toutes les industries qui interviennent dans la diffusion des contenus, que ce soient les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), les plateformes vidéo comme YouTube, les fournisseurs de contenus comme iTunes, mais aussi les fabricants de supports (tablettes et smartphones). Aujourd’hui, certaines industries de « tuyaux » contribuent déjà au financement de la création cinématographique et audiovisuelle (FAI, services de vidéo à la demande), d’autres pas (plateformes vidéo, fournisseurs de contenus installés à l’étranger). Le principe proposé par la mission Lescure est d’étendre cette contribution aux fabricants de matériels, car ils tirent aussi grand bénéfice (certainement le plus important aujourd’hui) de la circulation des œuvres sur les tablettes ou smartphones.

La proposition d’instaurer une taxe sur les appareils connectés est donc plutôt une bonne idée : taxer une partie très faible de cette richesse peut permettre de soutenir les créateurs (auteurs et artistes) d’une partie des contenus circulant sur ces supports. De même, l’extension du calcul de la TST-D (taxe sur les opérateurs téléphoniques) à l’ensemble du chiffre d’affaires de ces opérateurs va dans le bon sens. Sans proposer un nouveau modèle économique du numérique encore difficile à dessiner dans un secteur en constante mutation, cette démarche a le double mérite de poser le principe que toutes les industries qui génèrent de la richesse et tirent bénéfice de la diffusion des œuvres doivent contribuer à leur financement ; et surtout de réaffirmer la nécessaire régulation du marché par la puissance publique. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt des orientations de la mission Lescure : proposer enfin un cadre vertueux de régulation d’un secteur économique par l’Etat, après des années perdues à tenter d’adapter maladroitement (et toujours de manière répressive) la loi aux évolutions des technologies et des usages. 

Replacer au cœur de la réflexion la question d’un financement juste et pérenne de la création, garant de la diversité culturelle, c’est conduire à cette deuxième avancée majeure suggérée par le rapport Lescure : la disparition implicite de l’Hadopi, dont les fonctions de régulation de l’offre numérique pourraient être transférées au CSA (à condition d’envisager une refonte complète des missions et modalités d’action du CSA). Si cette autorité n’a pas réellement contribué à faire reculer le téléchargement illégal, son plus grand échec reste de n’avoir engendré ni recettes affectées à la création, ni revenus – ou dédommagement en cas de piratage –  pour les artistes. Il est donc opportun d’envisager de supprimer une instance qui coûte 12 millions d’euros par an sans rapporter un centime, et qui a manqué le principal objectif qui lui était assigné.

En revanche, la proposition de maintien du principe de la riposte graduée, même dans une version allégée, interroge. Pourquoi maintenir un principe de sanction pour le téléchargeur individuel quand on sait que l’effet dissuasif a joué à la marge et que la fermeture de site comme Megaupload a eu beaucoup plus d’effet sur les pratiques de téléchargement illégaux de nos concitoyens que toutes les Hadopi du monde ? En outre, l’amende proposée,  de 1500 à 60 euros, encourue au stade ultime de la procédure, n’apporterait aucun revenu supplémentaire aux ayants droit.  Il serait donc souhaitable de concentrer l’action publique sur la lutte contre la contrefaçon lucrative bien davantage que contre le téléchargement de contenus à usage personnel.

On peut donc regretter que le rapport n’ait pas été plus audacieux sur toutes les questions liées au partage non marchand d’œuvres numériques entre individus. Même si la légalisation de ce type d’échanges est qualifiée « d’intéressante perspective », les arguments habituels de la non-opérabilité de ce type de dispositif lui sont opposés. Réjouissons-nous cependant que le rapport conclut sur ce point que « compte tenu de l’évolution des usages et à l’économie numérique, aucun modèle ne doit être écarté ».

Enfin, la proposition d’assouplir la chronologie des médias constitue une réponse pertinente aux usages actuels, tout en préservant l’économie des secteurs du cinéma et de l’audiovisuel. Il faudra certainement aller plus loin pour repousser la tentation du téléchargement illégal que le système lui-même, par des délais trop longs, a induite. De la même manière, les conditions du développement d’une offre légale riche et diversifiée, à moindre coût et plus facilement accessible – voire gratuite pour certains contenus, avec le soutien de la puissance publique – doivent être définies plus précisément. L’Union européenne devrait d’ailleurs être l’horizon dans lequel il faudra inscrire cette ambition.

Au final, le rapport Lescure marquera un tournant dans le débat sur les politiques culturelles à l’heure du numérique. Principalement parce qu’il a l’immense mérite de proposer de renforcer la régulation économique étatique à un moment où l’intervention directe de l’Etat dans l’économie semble malheureusement être passée de mode. Il réussit donc son pari de proposer des solutions fortes pour maintenir de la diversité dans la production des contenus artistiques et culturels numériques, qui s’appuie sur l’intervention publique et les sociétés d’auteurs.  On pourra toujours opposer qu’il manque d’audace sur certains sujets, comme les échanges numériques non marchands. Ce débat doit donc se prolonger dans la sphère publique et politique

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