mercredi 5 juin 2013

Accord de libre-échange Etats-Unis-UE : une menace pour le modèle européen



Depuis plusieurs semaines, l'idée d'un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Union européenne refait surface. Les défenseurs de ce projet vantent un accord bénéfique pour les deux zones. La Commission européenne y voit un futur "moteur pour l'emploi et la croissance" et ne veut pas rater cette "chance unique"de sortir de la crise. Il est pourtant impossible à ce stade d'évaluer les bénéfices réels d'un tel accord. On peut en revanche s'inquiéter de l'importance des enjeux qu'il soulève.Le projet divise largement, notamment au moment de déterminer les secteurs qui pourraient ou non être concernés. Angela Merkel et David Cameron pensent que plus l'accord sera global, plus il sera profitable.
Pour la France, certains secteurs doivent être maintenus hors du libre-échange. Le président de la République, François Hollande, et la ministre du commerce extérieur, Nicole Bricq, ont été très clairs : le champ des négociations doit être strictement défini. Au nom des exceptions culturelles, François Hollande a déjà exigé que les services audiovisuels soient exclus des négociations. Il considère ce point "non négociable" et a été rejoint sur cette position par treize autres Etats-membres. Sur ce point, la menace américaine est claire : libéraliser le secteur de la culture en Europe, réduisant à néant les politiques favorisant la diversité culturelle mises en œuvres jusqu'à présent.
Dans les faits, l'accord envisagé n'est pas neutre pour l'avenir européen. Aujourd'hui, ce ne sont pas les tarifs douaniers qui empêchent un libre-échange total entre l'Union européenne et les Etats-Unis, car ils sont déjà faibles. Le seul obstacle, ce sont les différences de règlementations entre les deux zones.
UNE MENACE : L'HARMONISATION DES RÈGLEMENTATIONS
Si un tel accord devait aboutir, ces normes devraient être harmonisées. Cela est à nos yeux une menace pour les acquis de la construction européenne, car ce rapprochement des règlementations se fera fatalement aux dépens des normes européennes, plus contraignantes car plus ambitieuses.
Considérons par exemple la question des marchés publics. Une libre-circulation totale des biens et services entre les deux zones implique une ouverture des marchés publics européens aux entreprises américaines, et réciproquement.
Or, l'Etat fédéral américain ne peut prendre un tel engagement pour ses entités fédérées, seules compétentes dans ce domaine. Les entreprises européennes se verraient-elles écartées des marchés publics américains quand, dans le même temps, les entreprises américaines répondront aux offres publiques européennes ?
Un domaine plus sensible encore illustre le gouffre qui sépare les règlementations commerciales européennes et américaines : les normes sanitaires dans la production agricole.
C'est là un motif régulier de friction entre les deux zones. Exigeante en matière de sécurité alimentaire, l'Union européenne observe le principe de précaution et adopte des normes sévères. Cela conduit à des désaccords continus avec les Etats-Unis : OGM, hormones de croissance, décontamination chimique des viandes... Au regard de cette profonde divergence idéologique, il semble difficile pour les marchés agricoles américains et européens de s'interpénétrer.
UN ACCÉLÉRATEUR DE DÉLOCALISATIONS ?
Le risque le plus sérieux réside sans doute dans le déséquilibre de change qui existe entre les deux zones. Dépourvue de politique de change et dotée d'un euro surévalué par rapport au dollar, la zone euro souffre d'un déficit de compétitivité.
Un accord de libre-échange pourrait conduire à une fuite d'entreprises européennes vers les Etats-Unis, qui auraient tout avantage à s'y installer pourproduire et... exporter vers l'Europe. Par ailleurs, la baisse du coût de l'énergie aux Etats-Unis qui suivra l'exploitation des gaz de schiste devrait faire des délocalisations une aubaine difficile à contenir. Voila un nouvel avantage pour les Etats-Unis, toujours au détriment de l'Europe.
LA PRÉCIPITATION DE LA COMMISSION EST DANGEREUSE
On voit bien que les positions sont contrastées, que l'idée même d'un accord et sa portée inquiètent. Le débat s'annonce tendu et on comprend les appels en faveur d'une limitation des secteurs concernés par les négociations.
Pourtant, l'heure semble à la précipitation. Fin mars, le Congrès américain a donné trois mois au président Obama pour lancer des négociations. De leur côté, le président de la Commission européenne José Manuel Barroso et la Commission européenne espèrent obtenir des 27 un mandat de négociations avant le 14 juin. Et David Cameron, décidément pressé d'avancer, plaide pour un lancement des négociations dès le 17 juin.
Un accord de libre-échange entre les deux zones les plus riches du monde doitfaire l'objet d'une réflexion intense, d'autant plus qu'il aurait sur le projet européen un impact considérable. En cherchant à imposer un calendrier accéléré et des négociations immédiates, la Commission cède à un empressement coupable. Les calculs politiques personnels de M. Barroso, dont le mandat expire en mai 2014, n'y sont probablement pas étrangers.
Les enjeux soulevés sont trop lourds et les sujets de friction trop sensibles pour que nous puissions nous permettre de conclure un accord précipité. Il faut donc s'interroger sur l'opportunité même d'un tel accord.
AVEC UN ACCORD, MÊME LIMITÉ, L'EUROPE A PLUS À PERDRE QU'À GAGNER
Dans de trop nombreux secteurs, cet accord reviendrait à hypothéquer les acquis communautaires et à oublier les préoccupations des peuples européens en faveur du principe de précaution, de la protection environnementale, de la qualité des services publics... De plus, les Etats-Unis bénéficient d'accords bilatéraux déjà conclus avec une majorité des 27 Etats-membres. Ils pourront donc jouer sur plusieurs tableaux, à l'inverse de l'Union européenne.
Washington voit en cet accord un moyen de faciliter ses échanges avec l'Allemagne et le Royaume-Uni. Il n'est pas étonnant que l'eurosceptique David Cameron y soit si favorable, lui d'ordinaire peu motivé par le projet européen, et qui va même soumettre l'appartenance à l'UE au vote des britanniques d'ici 2017. Des esprits malicieux pourraient y voir un lien de causalité.
Dès lors, au regard des dégâts potentiels d'un tel accord pour le modèle européen, pourquoi prendre le risque de se faire déborder par les Etats-Unis ? Plutôt qu'un mandat réduit à son strict minimum, pourquoi ne pas décider le retrait pur et simple des négociations, pour garantir la sauvegarde des acquis européens ?
La Commission est attirée par les bénéfices attendus de l'accord, mais ne mesure pas les bouleversements qu'il impliquerait. Certes, la recherche de la relance reste un objectif dans la crise que nous traversons, mais pas à tout prix. Nous ne pouvons pas accepter une option qui signerait la fin du projet européen. C'est pour cette raison que nous avons toujours refusé l'austérité comme politique économique.
CROIRE EN LA RAISON DES ETATS-MEMBRES ET DU PARLEMENT EUROPÉEN
L'accord de libre-échange envisagé est potentiellement dévastateur. Il est donc préférable de ne pas mettre le doigt dans l'engrenage et d'écarter cette idée tant qu'il est encore temps.
Il s'agit d'un accord mixte, qui nécessitera donc une ratification de l'ensemble des Etats membres et du Parlement européen. Avant même d'envisager une ratification, les Etats-membres auront à approuver le mandat de négociations confié à la Commission.
Il faut avoir confiance en le jugement des représentants des peuples européens, notamment des eurodéputés, et espérer que le projet d'accord sera vite enterré. Il n'est pas exclu que certains pourraient s'interroger sur la nature de cette entité "occidentale" en gestation. Le risque est, ni plus ni moins, de sacrifier la destinée commune des citoyens de l'Union européenne sur l'autel du libre-échange.

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