vendredi 28 juin 2013

L'Europe se perd quand elle oublie la culture.



La décision d’exclure le secteur audiovisuel du mandat de négociations de l’accord de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis doit être défendue comme un acquis irréversible. Il faut saluer le courageux combat que la ministre de la culture Aurélie Fillipetti a mené en première ligne, et la mobilisation impressionnante des artistes et professionnels de la culture du monde entier, pour soustraire les biens culturels aux lois du marché. Sans doute aussi doit-on souligner la belle unanimité avec laquelle la classe politique, de gauche à droite, s’est engagée en faveur de la défense de cette diversité culturelle constitutive de l’idée européenne. Mais certains, comme le président de l'UMP Jean-François Copé dans les colonnes du journal Libération le 18 juin, en profitent manifestement pour se donner bonne conscience à peu de frais en défendant l’exception culturelle, tout en tressant des louanges à l’accord de libre-échange.
Pourtant, au-delà de la seule question de l’audiovisuel, cet accord commercial va mettre à mal beaucoup d’autres normes sociales, sanitaires ou environnementales de l’Union européenne. Ne soyons pas dupes : ce n’est pas parce que l’audiovisuel en a été exclu qu’il devient acceptable. Et ne nous trompons pas sur sa nature : il n’est que le cheval de Troie de multinationales américaines dont le seul objectif est de dérèglementer le commerce européen, pour s’assurer de nouveaux profits sur le Vieux Continent. C’est donc l’ensemble des dérives d’une dérégulation tous azimuts qu’il faut combattre, si l’on veut être cohérent. Sauf à accepter de continuer à voir des films d’auteurs européens dans nos cinémas… en mangeant du pop-corn transgénique !
Ayons aussi la lucidité de reconnaître que, derrière cet apparent consensus, la vraie bataille de l’exception culturelle en Europe ne fait que commencer. Karel de Gucht, commissaire européen au commerce, l’a clairement dit : les services audiovisuels pourront être réintroduits ultérieurement dans les négociations avec les Américains. Cela réjouira certainement Jose Manuel Barroso, le libéral président de la Commission européenne, qui a qualifié la position française de« réactionnaire ». Nous risquons donc subrepticement de voir revenir, par la petite porte, la menace que nous avons écartée en fermant la grande. Le risque est d’autant plus grand que les géants américains du Net, les Google, Apple, Facebook, ou Amazon qui tirent aujourd’hui les plus gros bénéfices de la diffusion de contenus culturels sans contribuer à leur financement ni même payer d’impôt en France, vont continuer à faire pression pour obtenir la dérégulation totale du marché.
L’attaque qui a été portée à l’exception culturelle, pourtant protégée par la déclaration de l’Unesco de 2005, est bien la preuve que les digues cèdent une à une face aux tenants du libéralisme tout-puissant. Et que l’actuelle orientation de la construction européenne est aujourd’hui en totale contradiction avec le principe de diversité culturelle.
Certes, depuis la création de l’Union, les Etats membres n’ont pas mobilisé pour la culture la même énergie que celle qui a présidé à l’émergence de grands projets industriels et financiers. Les crises successives ont peu à peu détourné l'attention que ses dirigeants auraient dû lui porter, la réduisant aujourd’hui à un relais de croissance de l’économie numérique et une vision consumériste, directement importée des Etats-Unis.  
Non seulement c’est une erreur, mais c’est aussi l’une des causes des impasses actuelles de la construction européenne. Car l’Europe se perd quand elle oublie la culture. L’actuel combat pour sauver l’exception culturelle constitue, dès lors, une occasion historique d’engager un rapport de forces pour inverser la tendance libérale à l’œuvre, et réorienter le cours de la construction européenne en plaçant l’art et la culture au cœur de cette volonté collective. Nous ne pouvons plus accepter que les politiques de soutien à l’art et à la culture doivent systématiquement passer sous les fourches caudines de la concurrence libre et non faussée, et doivent se soumettre aux seules règles du commerce.
La Commission européenne devrait plutôt laisser agir les Etats qui mettent en œuvre des politiques d’intervention publique et de régulation économique, et développent des mécanismes de redistribution dans le domaine de la création. C’est même ces principes d’action publique qui devraient désormais inspirer les programmes communautaires qui touchent à l’ensemble des secteurs culturels, du patrimoine au multimédia, en passant par le spectacle vivant. Ainsi, pourquoi l’Europe ne soutiendrait-elle pas mieux ses créateurs en mettant en place un « fonds européen de la culture », financé par la taxation des flux de données, puissants pourvoyeurs de contenus culturels ? Doit-on aussi attendre qu'Amazon ait dévoré l’ensemble du marché européen du livre, papier et numérique, pour mettre en place des régulations adéquates et proposer une politique de soutien à la filière du livre à l’échelle de notre continent ? Enfin, n’est-il pas temps de créer un fonds de solidarité en faveur du patrimoine européen, pour éviter que les pays les plus endettés ne renoncent à en assurer la préservation, faute de moyens ?
C’est évidemment en refusant la logique de profit et de rentabilité que la création pourra rester libre et plurielle, et qu’elle pourra profiter à tous les citoyens. Mais c’est aussi et surtout en remettant les questions culturelles au centre de la dynamique européenne. Elles doivent irriguer sans délai des champs du pacte social européen à reconstruire : l’éducation et la jeunesse (par exemple grâce à des projets numériques d’envergure qui pourront permettre le partage des ressources intellectuelles, artistiques et scientifiques sur tout le continent), la lutte contre la précarité et les exclusions aussi, la bataille pour l’emploi et la croissance, l’environnement… Et pour que cette nouvelle Europe de la culture dispose de moyens à la hauteur de ses ambitions, ayons enfin le courage, malgré la crise, d’y consacrer un budget décent, qui atteigne au moins 1% de celui de l’Union.
Fernand Braudel disait : « La culture est la langue commune de l’Europe. » Elle doit à présent devenir l’un des vecteurs essentiels du progrès social inhérent à sa construction. Le temps est venu de réaffirmer –enfin !– une grande ambition pour la culture en Europe, qui ne soit pas seulement utile à son influence sur la scène internationale ou à sa balance commerciale, mais réellement au service de ses peuples, par son pouvoir d’émancipation et de transformation sociale, et sa capacité à penser le monde de demain.
L’Union européenne est à la croisée des chemins. Après avoir réussi à exclure le secteur audiovisuel du traité commercial transatlantique, elle doit maintenant passer à l’offensive pour proposer une politique publique et un modèle de régulation économique de la culture qui protègent les artistes et garantissent la diversité culturelle. Il est temps que sur ces points là aussi, la construction européenne prenne un cours nouveau.
Frédéric Hocquard, secrétaire national à la culture du Parti socialiste

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