mercredi 13 février 2013


L’intermittence du spectacle, un enjeu actuel majeur pour le secteur culturel

Dans son rapport consacré aux politiques en faveur du marché du travail rendu public le 22 janvier dernier, la Cour des comptes s’en est pris une nouvelle fois au régime des intermittents du spectacle. Ce n’est pas la première fois qu’elle se fait le relais des poncifs les plus éculés sur ce statut. Dans ses rapports 2011 et 2012, la Cour des comptes tenait déjà le régime de l’intermittence pour responsable du déficit de l’ensemble de la caisse de l’assurance chômage. Il me semble utile de replacer le débat dans son contexte et de formuler quelques pistes de travail. A l’évidence, la réflexion sur ce sujet doit se prolonger afin que nous sortions de la situation conflictuelle que nous vivons depuis 2003.


Le régime de l’intermittence : historique d’une réponse nécessaire faite aux artistes et techniciens du spectacle
Le régime des intermittents du spectacle est le fruit d’un combat de la gauche : le premier statut pour les techniciens du cinéma a été acquis en 1936 sous le Front populaire, avant d’être élargi aux artistes dans les années 60. Le statut de l’intermittence du spectacle se compose de deux annexes : l’annexe 8 pour les techniciens et l’annexe 10 pour les artistes du spectacle vivant et du cinéma. Il ne concerne donc ni les plasticiens ni les personnes travaillant dans le secteur du patrimoine.
En juin 2003,  après une campagne menée par le MEDEF, un nouveau protocole avait été signé entre le MEDEF et la CFDT. Les autres syndicats de salariés avaient refusé de prendre part à cette signature. Un mouvement de protestations sans précédent des artistes et des techniciens du spectacle s’était alors répandu dans toute la France, provoquant l’annulation de la plupart des festivals d’été (Festival d’Avignon, Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, Festival de Montpellier..). Le ministre de la culture de l’époque, Jean-Jacques Aillagon, fit directement les frais de cette mobilisation qu’il n’avait pas vu venir et fut remplacé, en avril 2004, par Renaud Donnedieu de Vabres. A partir de 2004, un comité de suivi du dossier « intermittents » à l’Assemblée nationale formule une proposition de loi reprenant les principales revendications de la profession. Cette proposition n’aboutit pas malgré sa signature par 472 parlementaires et son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée le 12 octobre 2006 par le groupe socialiste. 
Le régime de l’intermittence est aujourd’hui la base de fonctionnement du spectacle vivant et du cinéma en France. C’est en partie grâce à ce statut d’exception, quasiment unique au monde, que nous avons un tel dynamisme culturel dans notre pays, que l’industrie du cinéma est aussi productive et le spectacle vivant à ce point varié. Rappelons que sans l’intermittence, bon nombre de festivals de musique ou de théâtre qui sont un facteur notable de création de richesses dans notre pays et qui attirent des millions de touristes chaque année, ne pourraient avoir lieu. L’intermittence est un des pivots du mode de production de la culture en France.

Les intermittents sont environ 100 000 salariés sur les 500 000 professionnels travaillant dans la filière culturelle comptabilisée par l’INSEE. Si leur nombre est en augmentation depuis vingt ans, il stagne depuis dix ans.
            On accuse le régime d’être déficitaire d’un milliard d’euros. En réalité, il génère 200 millions d’euros de cotisations chaque année et coûte 1 milliard d’euros ; le déficit net est donc de 800 millions d’euros.
Contrairement au point de vue largement répandu sur les causes de ce déficit, on peut signaler qu’il n’y a pas de corrélation entre le déficit de l’Unedic et celui de l’intermittence du spectacle. Depuis vingt ans, les comptes de l’Unedic sont déficitaires ou excédentaire en fonction de la conjoncture économique et du développement du chômage. Le déficit de cette caisse fluctue en fonction de l’état du marché de l’emploi.
            Par ailleurs, on note qu’il n’y a pas de dérive générale du système de l’intermittence. Depuis 2003, c’est-à-dire depuis dix ans, le nombre de bénéficiaires est resté le même, autour de 100 000 personnes et le déficit identique.
            Il est également important de signaler que le régime des intermittents du spectacle n’est pas le seul à être déficitaire. Le régime de l’annexe 4 de l’Unedic, relatif aux salariés à l’activité́ intermittente (sans distinction de la nature de l’activité) et aux salariés intérimaires des entreprises de travail temporaire, est déficitaire de 1,4 milliards en 2011. Au sein du régime général, les CDD génèrent aujourd’hui 5 milliards d’euros de déficit.   
            En outre, et contrairement aux idées fausses véhiculées, il n’y a pas de fraude massive de la part des intermittents du spectacle. Dans le rapport de la Cour des comptes, il est clairement indiqué que Pôle emploi a chiffré à 1,8 millions d’euros les pertes causées par des malversations en 2011 ; c’est bien peu si l’on compare ce chiffre à la masse des cotisations encaissées, de l’ordre de 200 millions d’euros.
            Enfin, si le système de l’intermittence est capital pour l’emploi culturel, il ne faut pas oublier qu’il y a au total 500 000 personnes travaillant dans la culture. Pour connaitre la réalité de l’équilibre des comptes de l’emploi culturel, il serait intéressant de prendre en considération la globalité des salariés de la filière culturelle qui cotisent à l’Unedic. Il faudrait porter à la connaissance de tous le montant des cotisations des 500 000 personnes travaillant dans la culture et le coût global généré. On s’apercevrait sans doute que le déséquilibre n’est pas si saillant ni le système scandaleusement coûteux.
           
            Les annexes 8 et 10 nécessitent une refonte
Il est important de renégocier la convention de l’intermittence du spectacle avec les partenaires sociaux. L’Etat a bien entendu son mot à dire, au sens où il validera ou invalidera l’accord, mais avant cela, il y une négociation à mener. Aujourd’hui, le protocole qui s’applique n’est pas représentatif de la majorité de la profession, y compris de ses employeurs puisque le SYNDEAC, principal syndicat d’employeurs, n’est pas adhérant au MEDEF. Ce protocole est pourtant prorogé tous les trois ans, sans être remanié. La ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a annoncé lors de sa prise de fonction qu’elle souhaitait régler cette situation. Deux commissions d’information ont été formées : une à l’Assemblée nationale, une autre au Sénat.
            Le statut de l’intermittence est un des fondements des métiers de la culture. C’est aussi une garantie de la diversité et de la vitalité de la filière culturelle en France. Il est crucial de pérenniser ce statut, même si des améliorations doivent voir le jour.
            Les réformes de 2003 et 2004, consistant à séparer les annexes et à diminuer la durée pour collecter les heures de travail, n’ont solutionné aucun des problèmes qu’elles étaient censées résoudre, particulièrement la lutte contre le déficit de l’intermittence. Dix ans après, il est identique, tout comme le nombre de bénéficiaires.
            En revanche, de nouveaux problèmes sont apparus. La nature même du régime a été modifié : il est devenu principalement l’affaire des techniciens et non plus des artistes. En effet, on a assisté il y a quatre ans à un croisement des courbes entre les annexes 8 et 10 : le nombre global d’intermittents reste le même mais il y a de plus en plus de techniciens et de moins en moins d’artistes, ce qui est paradoxal dans le cadre d’un régime dont l’objet est aussi de soutenir les artistes. Depuis 2003, les difficultés pour conserver le statut ont augmenté pour les artistes. Ils ont de plus en plus de mal à rassembler les 507 heures nécessaires au maintien ou à l’accession au statut dans un délai de 10,5 mois. Pouvoir vivre de son travail relève pour beaucoup du parcours du combattant. Un autre problème est apparu : le vieillissement des intermittents du spectacle bénéficiant du statut. Cela indique que les jeunes artistes ont du mal à rentrer dans le système et que les conditions  d’exercice de leur art deviennent donc de plus en plus précaires.

            Pistes de travail
            Si travailler à réduire le déficit actuel est évidemment important, il n’est pas possible d’équilibrer les comptes car cela correspond à l’économie culturelle. Accepter un déficit est l’effort à consentir pour soutenir la culture. Faisons jouer la solidarité entre les régimes d‘assurance chômage plutôt que de monter les catégories sociales les unes contre les autres et de faire croire que la caissière de supermarché paie les cotisations du comédien.
            Néanmoins, plusieurs paramètres pourraient être ajustés afin de réduire le déficit du régime de l’intermittence. Il y a notamment des mesures économiques qui pourraient être mises en œuvre comme par exemple, de plafonner les revenus et de déplafonner les cotisations. Cela permettrait de dégager des marges de manœuvre financières et d’introduire davantage de justice entre les cotisants.
            Autre sujet, celui de la lutte contre la « permittence. » Pour mémoire, la « permittence » désigne la situation dans laquelle des intermittents sont employés de manière permanente ou quasi permanente par un même employeur. C’était un des objectifs affichés de la réforme de 2004. A l’époque, le service public de l’audiovisuel avait recours de manière massive à l’intermittence. Si c’est encore le cas aujourd’hui, ce phénomène se retrouve aussi dans les entreprises privées de l’audiovisuelle productrice de contenus. Ceci concerne majoritairement des emplois de techniciens, ce qui contribue à faire glisser le système : plus de techniciens et moins d’artistes intermittents du spectacle. Force est de constater que les réformes de 2003 et 2004 n’ont pas donné les résultats souhaités. Si ce travail doit être poursuivi, c’est avant tout en multipliant les capacités de contrôle de l’inspection du travail plutôt qu’en multipliant les tracasseries administratives.
            En cohérence avec la priorité affichée par le gouvernement sur l’éducation artistique et culturelle, il serait utile d’augmenter de manière significative le nombre d’heures d’intervention artistique pouvant être prises en compte pour le décompte des heures d’intermittence. Aujourd’hui, sur les 507 heures d’intermittence à justifier pour obtenir le statut, seules 55 heures dédiées à l’éducation artistique et culturelle peuvent être comptabilisées. Permettre la prise en compte davantage d’heures d’éducation artistique donnerait de la souplesse au système, particulièrement dans un contexte où les artistes ont du mal à rassembler les 507 heures nécessaires. Il est utile de se représenter qu’aujourd’hui, un artiste est rarement payé pour ses répétitions et qu’il doit donc cumuler un nombre impressionnant d’heures de représentation pour conserver son statut d’intermittent. Si on acceptait une prise en compte d’un nombre plus important d’heures d’éducation artistique, cela permettrait à beaucoup de jeunes artistes de vivre dans des conditions décentes de leur art et de pouvoir bénéficier du statut d’intermittent.
            En outre, il ne serait pas illogique d’avoir une durée de cotisation sur un an et non plus sur 10,5 mois, ce qui est très contraignant aujourd’hui pour les acteurs du secteur. Les artistes et les techniciens travaillent tout au long de l’année, y compris et de plus en plus durant les coupures estivales.
            Enfin, il faudrait régler le problème des « matermittentes », c’est-à-dire des femmes enceintes intermittentes du spectacle. Si, dans le régime général, la durée du congé maternité est prise en compte, ce n’est pas toujours le cas pour les emplois discontinus. Cette situation est parfaitement injuste et devrait être réglé.
            Au-delà du seul statut de l’intermittence, il faudrait proposer des formes nouvelles de mutualisation d’emploi. En effet, les intermittents portent leur travail individuellement auprès des employeurs qui les mettent souvent dans des situations de très grande concurrence entre eux alors même que l’art repose, par essence, sur des liens organiques entre ses acteurs et un travail collectif. Le système ne reflète pas la nature même de ces métiers. Il y a notamment beaucoup de TPE (très petites entreprises) dans ce secteur. Il faudrait donc davantage mutualiser les emplois et les métiers et soutenir les groupements d’employeurs. Cela renforcerait les liens de solidarité indispensables aux métiers de l’art, fluidifierait le travail, permettrait des mutualisations bénéfiques, stimulerait la structuration professionnelle du secteur, ce qui aurait des effets positifs sur l’intermittence. Enfin, il conviendrait aussi d’interroger le fait que le statut de l’intermittence ne concerne aujourd’hui pas l’ensemble des professions artistiques et que, notamment, les plasticiens en sont exclus.

Frédéric Hocquard

Propos recueillis par Caroline Boidé

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